Préface au livre Rêves d'Abbayes

 

                                                                                                       « Quoi qu'elle donne à voir et quelle que soit sa manière,

                                                                                                       une photo est toujours invisible, ce n'est pas elle qu'on voit. »

                                                                                                                                                           Roland Barthes 1

 

L'abbaye, lieu clos de hauts murs de silence, regards uniquement tournés vers le ciel, chants et prières en élan de ferveur continue...

Pour le moine, l'abbaye n'est-elle que le lieu obligé et « invisible » de cette communication verticale à sens unique, assidue, lancinante ? Ou bien le moine est-il conscient de l'harmonie mystérieuse et sereine qui nous retient et nous séduit — nous, simples amoureux de ces lieux « habités » — et s'en enivre-t-il en secret du divin interlocuteur ?

 

Ces vaisseaux de prière, chargés d'histoire, imprégnés à cœur de spiritualité parfois millénaire, nous fascinent. Sur place, en visite, l'obsession est prégnante : la photographie alors explore, répertorie, fixe fébrilement, et s'approprie pour témoigner... Mais la spiritualité a déserté ces lieux (et donc les photos, qui ne sont plus qu'images d'architecture), et elle ne revient que grâce à l'alchimie de notre imaginaire.

 

Car la photographie n'est pas le réel. « La photographie, dit André Rouillé, consiste à transformer du réel en un réel photographique. » 2 ; en d'autres termes, ceux de Moholy-Nagy : « La photographie reproduit moins qu'elle ne produit. » 3

 

Ceci posé, ce réel photographique (celui du photographe, ou bien celui du spectateur) est-il en accord avec son (notre) rêve ?

 

Appliqué au sujet de ce livre — nous en arrivons à la démarche —, la question devient : est-ce qu'à travers mes images, un peu de la spiritualité, de l'histoire, du mystère des abbayes transparaît ?

Alors, le réel de ces images, le photographe ressent le besoin de le sublimer, de l'« augmenter » (comme dit le nouveau jargon de la réalité virtuelle).

 

C'est véritablement le sens de ce travail : une tentative d'accumuler dans le réel d'un sujet un certain nombre de possibles qui rendent sa lecture plus parlante, sa portée plus enrichie. Tentative, peut-être, de concentrer en une seule photo — iconique — tout l'esprit d'un lieu.

 

En fait, ces photographies de Christelle Bolmio (info-photographies ? photo-infographies ?) — au-delà de leur réussite esthétique qui les replace, dépassant le stade de l'image de reportage ou touristique, au centre de l'« art » photographique (nous y reviendront) — posent plus de questions qu'elles n'apportent de réponse à cette tentative d'appréhender l'univers d'un lieu. 4

 

Sorties de leur réalité par le truchement photographique, successivement composées, capturées, travaillées, enrichies..., le renversement est total : cette « ca-ractérisation », cette « iconisation » d'un lieu, en le remplissant de ce qui transparaît invisiblement de son « âme », — cette recherche, donc... tend, à l'extrême, à l'universalisation des images. Leur symbolisme finit par triompher et les extraire de leur petit monde anecdotique... chaque image devient alors le vecteur d'un signifiant à la portée plus universelle — ou pour le moins spirituelle —, dépassant totalement le réel qui a servi de base.

 

Et l'« art » photographique, dans tout ça ?

 

La photographie, depuis quelques années déjà soumise à l'OPA technologique du numérique, a cette chance que son « envahisseur » (son « investisseur » ?) peut lui rendre au centuple ce qu'il lui a ravi : grâce au matériau numérique et l'extraordinaire étendue de ses possibilités, la « fabrique des images » n'a plus comme limite, à la virtuosité près, que celle de l'imagination... —  mais n'était-ce pas déjà l'apanage du pinceau ?

 

« Un art peut-il être technologique ? », s'interroge André Rouillé... Et il poursuit : « Telle est la question que la photographie n'a cessé de se poser. » 5

 

De fait, on est bien loin du jugement de Louis de Cormenin en 1852 : « Où la plume est impuissante à saisir, dans la vérité et la variété de leurs aspects, les monuments et les paysages, où le crayon est capricieux et s'égare [...], la photographie est inflexible. [...] Là, ni fantaisie ni supercherie, la vérité nue. » 6

 

Le pictorialisme, un temps, a brouillé les pistes, ne parvenant pas, sinon mineur, à faire basculer la photographie dans le grand cénacle de « l'Art ».

Aujourd'hui, avec l'avènement du numérique, la question peut paraître dépassée...

 

Alors, interrogatives, les photographies de Christelle Bolmio ? Ou bien contemplatives, à l'image du rôle millénaire auquel ces lieux étaient consacrés ?

Certes.

Mais peut-être peut-on aussi les regarder pour ce qu'elles sont plus simplement : des œuvres imaginatives, où le sens fait alors jeu égal avec l'esthétique.

 

              Yves Leboucher

 

«  Le vœu qui anime toute création photographique

est de substituer à la vie telle qu’elle est une image

de la vie telle que nous la désirons. »

                                          Serge Tisseron 7

 

1. Roland Barthes, La Chambre claire, éd. Gallimard, 1980.

2. André Rouillé, La Photographie, éd. Gallimard, 2005.

3. Làszló Moholy-Nagy, Production-reproduction, Peinture, photographie, film, et autres écrits sur la photographie, éd. Jacqueline Chambon, 1993.

4. André Rouillé rappelle que « l'image photographique se [révéla] être traversée par deux grands modes, l'un affirmatif, l'autre interrogatif »...

5. André Rouillé, op. cit.

6. Louis de Cormenin, « À propos de “Égypte, Nubie, Palestine et Syrie”, de Maxime Du Camp », La Lumière, 12 juin 1852, in André Rouillé, La Photographie en France, textes et controverses, une anthologie, 1816-1871, éd. Macula, 1989.

7. Serge Tisseron, Le Mystère de la chambre claire, photographie et inconscient, éd. Les Belles Lettres, 1996.