Préface au livre Souvenirs de l'Orient
Voilà un livre qui aurait pu ne pas voir le jour...
Car Marcellus, dans l’ombre de son glorieux aîné François-René de Chateaubriand (dont il sera, deux ans après son retour, le secrétaire d’ambassade à Londres), n’a peut-être pas voulu livrer au public un voyage qu’il fit dans ses traces, en 1820, à peine dix ans après lui : il ne publiera son livre — « pour répondre aux instances de [ses] amis » — qu’en 1839, soit une vingtaine d’années après...
Et pourtant ! Si Marcellus ne peut se comparer à Chateaubriand, dont l’érudition et l’ampleur des évocations ont fait le succès de l’Itinéraire*, peut-être est-ce cette différence de stature, ou plutôt d’approche de la relation du voyage, qui fait son charme : Marcellus écrit plus légèrement, avec moins d’emphase ; tout pour lui est poésie, émerveillement, réminiscence littéraire ; les difficultés du voyage ne prennent jamais le pas sur l’émerveillement d’être là.
Marcellus voue à son aîné et modèle un véritable culte, rappelant à chaque chapitre tout le bien qu’il pense de l’Itinéraire, qu’il faut emporter avec soi en Orient dans son bagage : « L'Itinéraire a si bien fait connaître Jérusalem [...] que souvent [...] je relis, de préférence à mes notes, les descriptions de M. de Chateaubriand. » Et plus loin : « Si donc mon récit paraissait inexact ou incomplet, l'Itinéraire est là pour tout corriger et tout dire » (ch. XIV). On aurait en effet bien du mal à trouver dans ces Souvenirs un sentiment de rivalité ou d’orgueil à suivre et vouloir égaler, voire dépasser, ce qu’a fait Chateaubriand. Mais, quand il le peut, il ne se prive pas de compléter son modèle, et de le corriger aussi quelquefois...
Car si Chateaubriand n’a manifestement visité certains hauts lieux qu’au pas de charge (4 jours à Athènes, 3 jours à Jérusalem...) — il n’a même regardé que de loin les pyramides, alors que Marcellus s’est fait une obligation d’en faire l’ascension, au risque de se rompre le cou... — Marcellus, lui, s’attarde, revient sur ses pas, fait de longues marches, rencontre les habitants, se laisse aborder par les jeunes filles qu’il décrit avec ardeur et minutie, sans se départir, dirons-nous, de sa réserve de diplomate... Où Chateaubriand repartait deux heures après être arrivé, Marcellus regrettait toujours de quitter un lieu, même si ce lieu ne lui faisait pas toujours songer aux gloires antiques englouties par le Temps.
Et cela nous donne quelques pages pleines de vie et de fraîcheur, comme « La promenade publique », « Smaragdi »... L’humour n’y est jamais absent : Marcellus, guidé par Pausanias, se perd quelquefois... Les anecdotes fourmillent, et bien sûr les rencontres...
Car, outre l’épisode de l’acquisition de la Vénus de Milo, dont les péripéties n’étaient pas, en fait, si connues, il fait de nombreuses rencontres — célèbres, comme lady Stanhope, avec laquelle il se découvre journaliste, — politiques, comme Méhémet-Ali, rencontre intéressante à plus d’un titre bien qu’il s’interdise (il s’en excuse) de trop en dire, — culturelles, avec M. Fauvel, le consul-antiquaire (« De tout ce qu’Athènes devait offrir à ma curiosité, M. Fauvel était l’objet que je désirais le plus ardemment connaître... », ch. XXII), — ou bien tout simplement humaines, quand, au Caire, il fait la connaissance de Gary, natif d’un village de Gascogne distant d’à peine quelques lieues du château de Marcellus...
Si Chateaubriand a un but en prenant le chemin de l’Orient — ramener de la matière pour un livre, et, but ultime (qui n’est pas sans répercussions sur le cours de son voyage), rencontrer au retour Natalie de Noailles qui l’attend en Espagne —, Marcellus n’a, en complément de la mission diplomatique qui lui a été confiée (et semble lui laisser quelques loisirs !), que l’intention candide de confronter son rêve aux lieux mêmes du berceau de la civilisation, sans arrière pensée de carrière littéraire.
La finalité — au-delà de la fascination — du voyage en Orient, au XIXe siècle, partagée par tous ses pérégrins, est sa « valeur initiatique, sociale : affirmer un ordre culturel occidental. »**
Marcellus, bien que son voyage se situe encore à l’orée de cette grande vague, n’échappe pas à la règle, mais son détachement nous séduit. Pour lui, le voyage en Orient est bien sûr avant tout une immersion dans les mythes fondateurs de notre civilisation, une renaissance : mais aussi — plus que d’autres, que les visions de ruines antiques replongent seulement dans l’Histoire — une immersion littéraire... Car Marcellus, âgé de 21 ans au début de son périple, de 25 ans quand il boucle son « grand tour », est encore tout imprégné d’Homère, de Virgile, de Catulle... bref, de souvenirs d’études.
Pour lui, le voyage est avant tout poétique, les paysages sont chargés d’évocations, d’auteurs antiques qu’il se plaît à citer, voire à déclamer :
« Je souris aujourd'hui au souvenir de [...] ce bonheur d'une citation appliquée sur les lieux mêmes. Mais retrancher de ma vie ces époques toutes classiques, c'eût été alors me priver de bien vives jouissances ; aujourd'hui, effacer de mon récit ces puériles exultations, ce serait lui ôter son caractère originel et sa vérité » (chapitre I).
Marcellus est tout entier dans cet aveu : le recul de l’écriture — le voyage est maintenant vieux de vingt ans — n’enlève rien à la puissance primordiale de l’évocation poétique des lieux, si longtemps rêvée avant le départ, restée si vive malgré l’éloignement temporel...
Si on a pu l’accuser quelquefois de manquer de spontanéité (la différence d’âge entre les faits et la relation en est bien évidemment la cause), son écriture, celle d’un aristocrate lettré de son siècle, est belle — Lamartine la remarqua — et l’érudition, malgré tout toujours présente, n’en altère jamais le charme.
Son livre a connu plusieurs éditions*** au cours du XIXe siècle : les avertissements des deux premières éditions, que nous donnons dans leur intégralité, nous semblent éclairer particulièrement judicieusement l’évolution si rapide de cette période.
Le premier avertissement (1839) est, en fait, déjà prophétique de ce grand souffle qui balayera l’Orient traditionnel dans la seconde moitié du siècle (Marcellus reprendra ce thème au début de son chapitre XXII) :
« Qu'importe ce qu'était l'Orient en 1820, lorsque, en 1839, chaque course d'un bateau à vapeur, devenue périodique, en ramène un si grand nombre de voyageurs et même d'écrivains ? Tout doit être connu, après tant de publications, comme tout doit être changé depuis mon passage [...] »
Le deuxième avertissement (1854) est plus « politique » : Marcellus, légitimiste convaincu, diplomate à la carrière bien remplie, catholique fervent, se livre à des considérations un peu désabusées sur la fragilité de l’influence et de la présence chrétienne — cela veut dire pour lui la présence de la civilisation — en Orient, rappelant ses efforts, ceux de Louis XVIII, et cherchant à redonner à « ses réminiscences » un peu du crédit que les années, les voyageurs plus nouveaux, et nombreux, leur font immanquablement perdre : car l’Orient, que l’on voudrait immuable, inviolé, comme un rêve figé, change vite, et cette deuxième moitié du XIXe siècle lui sera évidemment fatale.
Cette rapide évolution aura également des conséquences sur les conditions du voyage, qui furent grandement facilitées — coup fatal au côté
« initiatique », « rite de passage bourgeois », du voyage en Orient — : Marcellus voyagea encore à une époque, que ne connaîtra déjà plus Nerval, où la lenteur (souvent aggravée par les aléas météorologiques), par terre ou par mer, était le lot quotidien ; où le gîte, en dehors de la belle étoile, et faute de khans ou d’auberges de tourisme, pas encore inventées, se trouvait chez le consul de sa nationalité, ou dans l’enceinte des communautés religieuses ; où le voyageur, s’il n’a pas, comme Marcellus, de statut officiel et les avantages qui s’y attachent — janissaires, escortes... — est bien seul, malgré tout, entre chaque longue étape, en pays ottoman...
En 1820, l’Orient des romantiques n’est certes pas encore complètement usé. Après Potocki, Volney, Forbin, Chateaubriand... et Marcellus, que curieusement on a peu cité, viendront les Lamartine, du Camp, Flaubert, Nerval... qui réaliseront à leur tour le grand pèlerinage : Égypte, Palestine, Liban, Constantinople et l’Asie Mineure, Athènes et la Grèce... ou bien dans l’ordre inverse. L’ « espace levantin », comme l’appelle J.-C. Berchet, est devenu un « périple idéal » que suivront à leur tour tous les voyageurs jusqu’à Loti.
Mais Marcellus fait son voyage à une période charnière, et c’est aussi là que réside la valeur de son témoignage : en 1821, ce sera le début de l’insurrection grecque contre l’Empire ottoman. Il sera un des derniers voyageurs à voir l’Orient dans une sorte d’état premier, avant que tout un pan de ce rêve ne s’évanouisse dans les décombres des combats : « Le vieil Orient vacille après 1830. Sa répugnance profonde à entreprendre quoi que ce soit va se heurter, pour une lutte inégale, à la volonté occidentale de transformer le monde à son image, c’est-à-dire son usage. Il lui est livré comme une proie. »****
Laissons nous porter par le plaisir d’accompagner dans son périple, même s’il l’arrange quelquefois à l’aune de sa vaste culture livresque, un aristocrate lettré, un humaniste élégant qui veut aimer l’Orient comme il aime son propre pays, le lieu de sa naissance, de sa culture... Qui cherche à comprendre les Ottomans et leur trouve même des qualités... malgré un sentiment inavoué, comme une mauvaise conscience, de ne pas complètement (re)trouver son Orient, beaucoup trop, trop longtemps, rêvé...
Yves Leboucher
* François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris, en allant par la Grèce, et revenant par l’Égypte, la Barbarie et l’Espagne, Paris, 1811. — Chateaubriand fit son voyage du 13 juillet 1806 au 5 juin 1807.
** Jean-Claude Berchet, Le Voyage en Orient, Anthologie des voyageurs français dans le Levant, Paris, éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985.
*** La première édition paraît en 2 tomes en 1839 (Debécourt, Paris) ; une seconde paraît en 1854 (1 tome, Lecoffre, Paris) ; enfin, une troisième édition paraîtra en 1869 chez Garnier Frères, Paris.
**** J.-C. Berchet, op. cit.