La promenade publique de Scio s’étend le long de la mer, depuis les remparts de la citadelle jusqu’aux murs du chemin qui conduit à l’école d’Homère. Chaque soir je venais respirer la fraîcheur sur ce rivage, et j’y étais entouré aussitôt des jeunes filles de la ville ; elles se promènent par troupes bruyantes, au milieu des jeunes gens qui souvent les accompagnent seuls : elles sont rarement suivies de leurs parents ; elles chantent, dansent, ou causent en riant ; quelquefois elles s’asseyent sur le gazon, et racontent des histoires d’amour. Rien ne gêne leur humeur libre et gaie ; pas même la présence des janissaires qui passent gravement auprès d’elles, et rient à Scio des mêmes folies qu’ils puniraient à Constantinople. La promenade est le rendez-vous des amants. Ce n’est point par des soupirs, des yeux languissants, des mots entrecoupés, que l’amour s’explique à Scio ; c’est au milieu des rires, à la promenade publique, et sans détours, que la passion se déclare. Ces coutumes si imprudentes, et si libres en apparence, ne provoquent cependant jamais de scandale. Dès que le soleil se couche, quand la patrouille turque fait sa ronde, tout rentre dans l’ordre accoutumé. [...]

            Ces jeunes filles s’arrêtaient souvent autour de moi : elles poussèrent des cris de joie quand elles virent que je comprenais leur langage. Elles ont une certaine hardiesse, et cependant une grande naïveté ; elles sont innocentes sans être modestes ; et si l’éducation ne leur a pas donné une réserve et une gravité étudiées, elle n’a rien ôté du moins à leur simplicité et à leur enjouement naturels. Elles me demandaient des fleurs quand la marchande de bouquets passait près de nous ; quelquefois de petites pièces de monnaie ; puis, quand elles les avaient reçues, elles s’enfuyaient en riant, se les jetaient les unes aux autres, et revenaient enfin me remercier.

          Comme j’allais m’embarquer pour retourner à bord de l’Estafette qui se préparait à lever l’ancre, je traversai les allées de la promenade où étaient plusieurs groupes de ces belles jeunes filles ; elles me reconnurent de loin.

            « Venez, venez, s’écrièrent-elles, voici le jeune étranger.

            Et elles m’entourèrent à l’instant.

            — Étranger, dis-nous quelle est la plus jolie de nous toutes : tu balances... allons, prononce.

            Et de grands éclats de rire.

            — Oh ! qu’il est long à se décider !... c’est comme nos vieillards quand ils choisissent un archonte... Parle donc..., parle donc...

            — Mais vous êtes toutes si jolies !

            — Oh ! entendez-vous ce qu’il dit !... Tiens, voilà une fleur, donne-la à celle que tu préfères.

            Je ne sais pourquoi je distinguai une blonde aux longs cheveux, et je lui présentai la fleur : elle s’avança, s’en saisit avec empressement ; puis ses compagnes en riant la placèrent auprès de moi.

            — Il aime les blondes, dirent-elles. En effet, elle est jolie. Eh bien, que penses-tu des filles de Scio ?

            — Qu’il est bien triste de les quitter, répondis-je avec une prétention de sentiment qu’elles ne comprirent point...

 Les rires redoublèrent.

            — Quel est ton nom ? demandai-je à celle que j’avais choisie.

            — Que t’importe, puisque tu pars ?

            — Je veux que ton souvenir me suive.

            — Ah ! oui, dit elle en riant ; les souvenirs des jeunes hommes fondent comme les neiges de Samos. Je me nomme Sebastitza.

            — Et moi, Phroso. — Et moi, Smaragdi. — Et moi, Elenco... reprirent à l’envi ses compagnes.

            — Mais toi, me dit Sebastitza, d’où viens-tu ? Ton accent n’est pas le nôtre.

            — J’habite bien loin derrière ces montagnes, là où le soleil se couche.

            — Plus loin que Stambol ?

            — Oh ! oui, bien plus loin.

            — Y a-t-il des orangers chez toi ? Tes sultanes se coiffent-elles avec des fleurs ? Les filles sont-elles heureuses comme à Scio ? »

            Je souriais à ces questions, et je m’acheminais, en y répondant, vers la barque qui m’attendait ; elles m’accompagnèrent jusqu’à la rive. Là, je souhaitai, en les quittant, que l’année vit leurs mariages. Les rires recommencèrent à ces vœux, et elles s’enfuirent en criant de loin :

            « Étranger, n’oublie pas les filles de Scio. »

 

(La promenade publique, 1820. Chap. 6, p.106-108.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parmi les bâtiments de guerre français retenus par le vent du nord et mouillés dans le port de Milo à l’époque de ces fouilles, se trouvait la Chevrette, sous les ordres de M. Gauthier, capitaine de vaisseau, chargé d’une reconnaissance hydrographique dans la mer Noire. M. Dumont d’Urville, alors enseigne de vaisseau embarqué sur cette gabarre, traça le premier une esquisse du buste récemment découvert, et nos officiers engagèrent l’agent consulaire de France, M. Brest, à se présenter pour l’acquérir. Celui-ci fit en effet quelques démarches préliminaires dans ce but ; mais comme les Grecs ont emprunté des Turcs l’axiome pratique que toute affaire pour être bonne doit traîner en longueur, rien ne fut terminé. [...]

            Le 23 mai, à peine avions-nous jeté l’ancre à Milo, que l’agent français, le zélé M. Brest, se rendit à bord de l’Estafette, et m’apprit le peu de succès de ses démarches. La Vénus était vendue, et allait quitter l’île : j’eus même, en descendant à terre, la douleur de voir embarquer, sur un brick grec couvert du pavillon turc, tous ces marbres, objets de mes plus vifs désirs. Je ne perdis pas néanmoins toute espérance : je crus remarquer quelque grief dans la conduite tenue envers notre agent dans cette occasion, et je fis prier le commandant Robert, qui était resté sur son vaisseau, d’empêcher le départ du bâtiment grec, s’il faisait mine d’appareiller. La précaution devint tout à fait inutile, car le vent qui soufflait violemment alors était directement contraire à la sortie de la rade.

            Je franchis rapidement la montagne escarpée de Milo, et je me rendis au village de Castro, chez l’agent consulaire ; là, je fis engager les primats de l’île à venir me parler. Je venais d’apprendre que la statue avait été accaparée par un moine grec, lequel, accusé d’irrégularités et de malversation auprès de ses chefs spirituels, était mandé à Constantinople pour rendre compte de sa conduite, et espérait acheter, par ce riche présent, la faveur du drogman de l’arsenal. [...]

           Je repris tristement le chemin du port, et dès mon retour à bord de l’Estafette, je pensai à me procurer la vue de la Vénus, qui était sur le bâtiment grec, mouillé au fond de la rade, à deux milles environ de la goélette. M. Robert me prêta sa chaloupe, et quelques officiers m’accompagnèrent. Pendant notre traversée, j’aperçus un homme à cheval galopant sur le rivage, et se dirigeant vers le point de la baie le plus rapproché du vaisseau grec ; c’était le caloyer qui, devançant notre arrivée, défendit expressément au capitaine de nous laisser pénétrer sur son bord, et de nous montrer les marbres qu’il y avait transportés le matin. En effet, nous étions à peine à portée de fusil du bâtiment, que l’Albanais hissa son pavillon turc, fit mettre son équipage sous les armes, nous coucha en joue, et s’opposa constamment à notre abordage. Le capitaine comprit cependant que cet accueil fait à une chaloupe de la marine française pouvait mener à des conséquences fâcheuses : il envoya un canot pour offrir ses excuses, et parlementer avec nous. J’appris ainsi l’opposition formée par le moine grec à ma visite ; et je dus revenir à bord de l’Estafette sans le moindre résultat de mes doubles tentatives.

 texte

(Milo, statue de Vénus acquise et apportée en Franc, 1820. Chap. 8, p.121-125.)

 

 

            Lady Stanhope apprit avec plaisir que le voyage d’Ali-Bey avait un autre but que des découvertes astronomiques, et qu’il avait la mission de se rendre à Tombuctoo. [...] Lady Stanhope déplora doublement la mort prématurée de cet intrépide voyageur, et finit par me dire qu’on la devait, comme il l’assure lui-même, au poison et à la jalousie des Européens.

            « Les Arabes, ajoutait-elle, auraient aimé un homme de son caractère. Tout le monde n’est pas né pour voyager chez eux. [...]

          « Je ne sais comment j’ai pu plaire aux Bédouins, et me faire parmi eux des amis : quelques traits de fermeté et d’énergie y ont peut-être contribué. J’ai été pendant deux jours avec une faible escorte de cinquante Arabes, poursuivie par trois cent cinquante cavaliers. Dans les ruines de Palmyre, un chef de deux cents chameaux a levé le poignard sur moi ; mes regards et ma contenance l’ont vaincu ; il est tombé à mes pieds. J’ai passé huit jours dans la grotte d’un santon retiré dans les rochers du Liban ; je couchais près de lui sur des feuilles sèches ; il m’expliquait le Coran, et m’initiait aux secrets de sa vieille expérience. La première fois que j’entrai à Damas, on m’avait préparé, au quartier des chrétiens, une maison séparée. Je fis dire au pacha que j’étais fatiguée de voir des chrétiens et des juifs ; que j’étais venue faire connaissance avec les Turcs et les Arabes, et que je voulais une autre habitation. J’en choisis une au milieu des musulmans, en face de la grande mosquée, et j’y séjournai pendant quelques mois.

           « Non, les Arabes ne sont point tels qu’on les représente en Europe. C’est surtout chez eux que réside cet honneur dont vous avez inventé autrefois le mot en France, et qui n’existe point dans la langue anglaise. Ils sont braves, généreux, indépendants. Il y a, dans le désert, des hommes tellement instruits par leur observation assidue de la nature, par leur vive intelligence, et leur habitude de réfléchir, qu’on ne peut lutter de science avec eux : d’autres, à une grande ignorance, allient un bon sens et une sagacité qui étonnent. Je les aime, et je continuerai de vivre avec eux. Je ne suis pas anglicane, je ne suis pas musulmane non plus, quoique je cite parfois le Coran. Je ne sais pas comment se nomme mon culte ; mais j’adore un Dieu maître du monde, qui me récompensera, si je fais le bien, et me punira, si je fais le mal. Comment choisir dans ce mélange de mille sectes ? Le désert, en cela semblable à l’Europe, en présente une incroyable variété. J’ai habité trois mois à quelques pas des grottes mystérieuses où les Druses, peuple franc-maçon, se livrent à la fois à leurs cérémonies religieuses et à de nocturnes débauches. J’ai longtemps hésité, je l’avoue. Au milieu de toutes ces idolâtries, je n’osais me créer une divinité ; mais aujourd’hui ma croyance est fixée ; et, à force de bienfaits versés sur mes semblables, je veux mériter les bontés de ce Dieu, seul et tout-puissant, dont mon âme tout entière reconnaît l’existence.

            — Vous ne reviendrez donc jamais en Europe, milady ?

            — Je l’ai quittée depuis huit ans, et pour toujours. Que voulez-vous que j’y regrette ? des nations avilies, et des rois imbéciles ?

 

(Lady Esther Stanhope, 1820. Chap. 11, p.173-174)

 

 

           Je débarquai au pied de la colonne de Pompée, d’où j’avais pris mon essor ; et j’habitai derechef, au consulat, ma chambre impériale. Mes promenades successives me firent voir le second port, les ruines du temple de Neptune, la tour du Phare, élevée sur les marbres du plus antique phare du monde,

 

            Et qui sert sur les flots, par sa flamme éclairés,

            De soleil immobile aux vaisseaux égarés.

 

           Enfin les bains de Cléopâtre, puisqu’on veut appeler de ce nom les vieux tombeaux creusés sur le bord de la mer, hors de la rade, sous la pointe du Marabout.

              Méhémet-Ali me reçut toujours comme un hôte ami, et sans nulle cérémonie. Nos entretiens fréquemment renouvelés jetèrent un grand intérêt sur mon séjour à Alexandrie, et je trouvai chez lui un accueil de plus en plus confiant. Il me fit lui-même le récit de l’expédition qui venait de signaler la campagne du dernier hiver.

            C’était la conquête de la petite Oasis, où se trouvent les ruines du temple de Jupiter Ammon. [...]

 Le vice-roi me confia encore ses desseins sur une partie de l’Abyssinie indépendante. Il désirait la soumettre à son pouvoir, et en ramener des colons pour la basse Égypte, dont la population est insuffisante. Cinq cents cavaliers étaient déjà partis en éclaireurs, sous les ordres du kachef de Minieh. Dix mille hommes destinés à cette guerre devaient être commandés par Ismaïl-Pacha, fils du vice-roi, jaloux d’égaler les triomphes de son frère Ibrahim, le vainqueur des Wehhabbis.

             C’était pour seconder ses entreprises guerrières sur la Nubie, que Méhémet-Ali songeait à percer les cataractes du Nil. Il m’expliqua lui-même ce plan, déjà tout arrêté ; il cherchait à pratiquer un passage ou à creuser un canal, pour les djermes munitionnaires de ses armées, à travers les rochers qui barrent le cours du fleuve, et dont quelques anciens voyageurs ont ridiculement exagéré la hauteur. On voit que de vastes projets de canalisation, appliqués au Nil, datent d’une époque où cet étrange substantif et son verbe (« mots aventuriers, dit la Bruyère, qui paraissent subitement durant un temps, et que bientôt on ne revoit plus ») n’étaient pas encore créés en France. Plus d’une fois, dans le cours de mes investigations, je vins à penser que si l’Égypte étudiait avec raison et copiait nos améliorations progressives, nous avions bien aussi, à notre tour, quelque chose à emprunter et à imiter de l’Égypte.

             La veille de mon départ, le vice-roi me reçut dans le kiosque qui donne sur le vieux port ; et, regardant l’Estafette avec une lunette d’approche : « Vous avez, me dit-il, un bâtiment tout à fait propre à la navigation de l’Archipel ; il s’allonge comme pour mettre le nez entre deux îles : je multiplierai ce modèle dans ma marine. » [...]

             Vers la fin de ma dernière conversation, Méhémet-Ali détacha un sabre monté en or, qu’il portait à la mode des mameluks, suspendu à son épaule ; il voulut bien le passer lui-même autour de mon col. Il me pria de lui écrire dès mon retour en France, et il m’indiqua les moyens de rendre nos relations sûres et rapides ; il me promit, de son côté, d’être fidèle à me répondre. Cette correspondance, qui me flattait et m’intéressait à la fois, a duré en effet quelques années.

 

(L’Égypte, Méhémet-Ali, 1820. Chap. 19, p.309-311)

 

 

            Quand je bondissais ainsi de joie à la vue du cap Sunium, j’étais jeune, ardent, avide d’interroger ces contrées si pleines du souvenir des temps passés ; je brûlais de voir si les promontoires et les campagnes d’Athènes étaient bien tels que me les représentait mon imagination classique. Un seul homme (et cet homme m’avait fait oublier tous les autres voyageurs), traversant le Péloponèse pour aller adorer la grande tombe, avait, en passant, raconté au dix-neuvième siècle la Grèce, sa désolation et ses ruines ; il restait alors quelque chose à dire sur cette terre, qui était encore pour moi la patrie de Socrate et de Léonidas.

            Mais aujourd’hui que le songe de M. de Chateaubriand s’est réalisé, que « les chemins sont ouverts, les auberges bâties, que les enfants de toute l’Europe peuvent apprendre à l’université d’Athènes le grec littéral et le grec vulgaire ; quand une foule de Suisses et d’Allemands se mêle aux Albanais » ; enfin quand tout le monde voyage, et que presque tout le monde écrit, qu’y a-t-il à faire ?

             Si les choses, à l’avenir, vont comme par le passé (et pourquoi pas ?), chaque village grec ou turc va posséder son historien, chaque Bédouin son biographe. [...]

    À l’heureuse époque de mon voyage, rien n’avait encore refroidi mon enthousiasme. Je courus au temple de Sunium à la voix de Platon, « surnommé divin par consentement universel, qu’aucun n’a essayé lui envier », dit Montaigne. Je repassais en moi-même les enseignements de l’éloquente sagesse, et je croyais voir le vénérable philosophe, assis à l’ombre des colonnes de Minerve, me tendre les bras et m’appeler à lui. Je franchis d’abord, par des sentiers à peine tracés, des taillis de chênes valoniers et de cytises ; mais ensuite, pour gravir le promontoire escarpé, plus d’indication, plus de route. Je me frayai un pénible passage au milieu des buissons épineux et des ronces, saisissant de mes mains quelquefois ensanglantées les tiges des arbousiers, des myrtes, et les angles saillants des rochers. Partout la solitude, partout le silence : je n’entendais que le bruit de mes pas et de ma respiration haletante ; seulement, quand j’atteignis les premiers débris de marbre, une volée de perdrix s’échappa sous mes pieds ; elle s’abattit dans les bruyères voisines, et me laissa seul avec Minerve et mes pensées.

            Quel pompeux hommage à la déesse protectrice de l’Attique ! Ces grandes colonnes de marbre blanc dominaient au loin les mers soumises aux lois d’Athènes, et couvraient comme d’une égide les îles sujettes. Aujourd’hui le temple croulant n’est plus qu’un signal pour les navigateurs égarés, et un refuge pour les pirates. Autrefois les nations accouraient à son ombre ; maintenant elles fuient ses écueils et ses solitudes. Je m’assis contre un débris de marbre, au milieu des herbes jaunies. J’étais au-dessus de la mer, plus haut que la maison du Tasse sur les flots de Sorrente ; et le rocher, plus perpendiculaire encore, me cachant sa base, ne me laissait voir que l’abîme.

           J’avais devant moi l’île d’Hélène, Andros aux belles vignes, Gyare triste et déserte, et au loin les ombres des Cyclades. Calme et unie, la mer étendait sous les derniers feux du soleil ses vastes plaines, que sillonnaient les lignes bleues des courants. De temps en temps, les folles haleine du soir, s’échappant des montagnes de l’Eubée, trop faibles pour argenter le sommet des vagues, ridaient les ondes, qu’elles brunissaient en passant. Ces souffles, parvenus au rivage, faisaient mouvoir et murmurer les feuilles des platanes de Sunium, sans agiter leurs rameaux. Je respirais, dans ces brises embaumées, les émanations des îles, la fraîcheur des flots, et les parfums des myrtes fleuris à mes pieds.

 

(L’Attique, le cap Sunium, 1820. Chap.22, p.347-349.)

 

 

           De tout ce qu’Athènes devait offrir à ma curiosité, M. Fauvel était l’objet que je désirais le plus ardemment connaître. Dans ma pensée, le vieil antiquaire tenait sa place au milieu des grands monuments d’un autre âge, et s’identifiait en quelque sorte avec les édifices qu’il allait m’expliquer. Je me le figurais assis à la porte de ce vaste musée, sous la forme de Jupiter Gardien.

           M. Fauvel m’avait destiné dans sa maison une chambre à côté de la sienne. Cette chambre était son cabinet d’antiques et sa bibliothèque ; j’y vis d’abord, comme dans l’Adone du cavalier Marini, « une grande quantité de livres défaits, dont les feuilles étaient en désordre ou déchirées. Ils gisaient par terre, l’un sur l’autre, négligés et amoncelés en un grand tas, presque tous rongés de vers et couverts de poussière ». Plus loin, chaque chaise portait un ou deux fragments de marbre ; mille clous fixés au mur y suspendaient des frustes, des bas-reliefs ou des plâtres ébauchés ; dans les angles, quelques statues incomplètes ; sur les tables, des médailles, des armures rouillées, une flèche des Perses morts à Marathon : le tout dans une confusion où l’habile artiste pouvait seul se reconnaître. Mon lit était dressé contre un mur, au milieu de ces poudreux débris ; et le premier soir, à peine avais-je posé ma tête sur le traversin, que je sentis une main se promener dans mes cheveux ; je saisis cette main en frissonnant ; elle était de marbre. C’était le bras d’une statue de Vénus, lequel, accroché à un fil d’archal, remuait encore le long du mur de la secousse que j’avais donnée à mon lit en m’y jetant.

            Je confiai aveuglément à M. Fauvel la direction de mes visites antiques. Le savant archéologue était sensible à cette soumission passive, toute au profit du voyageur : chaque soir, il donnait le plan de campagne du lendemain. Tantôt, suivant l’ordre chronologique, il me faisait admirer les progrès de l’architecture grecque ; il passait par degrés de l’enfance de l’art à son apogée ; et produisait des types précieux des phases intermédiaires. Tantôt, rappelant la hiérarchie mythologique, il m’amenait, des colonnes de Jupiter Olympien par tous les monuments des divinités secondaires, jusqu’au temple du demi-dieu Thésée. D’autres fois, quand, obéissant à ses devoirs consulaires, il avait lu les journaux de France si lents à nous parvenir, et les harangues des députés : « Allons au Pnyx, me disait le malin vieillard, oublier ces obscurs débats à la voix de Démosthène. » Parlions-nous du commerce et des productions de la Grèce ? « Venez à l’Agora, maintenant le bazar, me disait-il : c’est la même chose qui seulement a changé de nom, c’est encore là que sont les boutiques ; mais vous n’y rencontrerez plus ces marchandes d’herbes dont Alcibiade craignait les railleries, et qui firent rougir Théophraste de ne pas être Athénien... Voyez-vous, ajoutait-il, cette tour carrée à horloge, neuve, massive et sans grâce, qui domine le marché ? Elle vient d’être élevée par lord Elgin, comme une espèce d’amende honorable de ses rapines. Ne semble-t-il pas plutôt que chaque heure qui sonne doit les rappeler ? C’est bien le cas de répéter, avec lord Byron : “Érostrate et Elgin sont à jamais immortels dans la malédiction des hommes, et peut-être le second vaut-il moins que le premier”. Mais, à propos de Byron, montons aux Propylées ; voilà son nom sur une colonne du Parthénon ; je l’ai vu moi-même graver de sa main cette sanglante épigramme contre le moderne Alaric. Quelle indignation brillait alors dans ses yeux, presque toujours mélancoliques !

 

(Athènes, 1820. Chap.22, p.353-355.)